MERDAPHYSIQUE
Et toute la merdaphysique qui m’empoigne à nouveau, me prend par les cheveux, me plonge dans l’assiette solide et large et ronde du potage familial. Des mots y tournent, des mots bus et re-bus jusqu’à l’aversion.
Tous crient “Bouffe !”, Pape et papa et pas que : généreux généraux sur cheval titubant, conseillère plénipotentiaire en déplacement sur sa chaise, banquière aux seins sans ombre, tous crient “Bouffe !”
Je hurle que je ne veux pas. La petite fille accrochée à mon pantalon hurle qu’elle ne veut pas. Sa voix est dans ma voix. À l’intérieur de ma voix. Nous hurlons à nous en faire éclater la langue.
Elle a perdu la vue dans une usine à Guandong en fabriquant mon portable, elle a brûlé vive une dizaine de fois au Bangladesh en fabriquant ma veste. Je l’ai intimement tuée plusieurs fois, folle à l’arrière d’une voiture, dans une télévision minuscule, dans un grenier. Je l’ai obligée à prier des morts qu’elle ne connaît pas, à genoux, à genoux à l’intérieur de moi luttant pour qu’elle ne se relève, qu’elle se relève pas, qu’elle se relève, que mes lèvres se décollent du bord du bol où tournent les pâtes alphabets, que j’envoie balader soupe et pâtes et tout le Saint Saint-frusquin sur le mur de la cuisine.
Je bois. Je bois pas. Je ne bois.
Elle vomit maintenant, vomit la compromission, vomit la respiration calme de ceux qui travaillent assis, qui téléphonent pour commander une pute ou une pizza, qui se tuent mille fois par jour dans le même jeu vidéo, la gueule plongée dans la merde quotidienne physique et non imposable et que l’on peut compter en kilos de pain, de doigts coupés, de crucifix, de tomates écrasées, de métapain, de métadoigts, de métacrucifix, de métatomates, et où chacun cherche son brouet d’âme, sa soupe d’esprit, son compost de corps, et où chacun paît, bétail à l’enclos, mastique, mâche, déchiquette, dévore son consommé d’angoisses, celles-là justement, celles-là seulement, celles-là uniquement, pas d’autres, pas celles de la nuit sans lettres, pas celles noires, pas celles qui giclent à la gueule des saints, énucléent le bon sens, brûlent l'amarante avec de l’essence, estropient la vie douce de chacun pour lui-même, celles de la nuit du corps, de son sang, de ses entrailles, de sa peau intérieure.
Elle rend l’âme. Je recueille son dernier souffle. Il faut toujours faire ça avec les mourants. Regarder leur bouche au cas où. Donc, dernier soupir, donc, dernier hurlement donc, hurlement dans mon hurlement donc, hurlement de chienne. Je traîne mon cul dans les cafés, je traîne mon cul hurlant et froid, mon cul qui regarde le cul des belles filles passer et les clochards mourir. Je suis une chienne, je suis une femme, je suis un clochard. Je suis ce bout de bois indifférent, os de moi à l’intérieur de moi, os du monde à l’intérieur du monde. Je suis ce bout de bois que fend le hurlement d’une petite fille et qui entrouvre la terre pour la faire éclater comme une grenade. Je vais éjaculer de la poésie en gouttes brûlantes, et chaudes et je prendrai soin qu’elle inonde tous les supermarchés, noyant poissons et poisons, les paradis fiscaux, les Disneylands de toutes sortes, votre café, votre tartine, votre journal, vos enfants, vos amantes et vos amants et même les miettes de pain d’épice rances oubliées aux cafards au fond d’une boîte en métal sur l’étagère de la cuisine, jusqu’à ce que la merdaphysique se transforme, devienne une bête couverte de fleurs odorantes que vous reniflerez comme une marmotte le printemps, avant de la prendre par la main et de foutre le camp ailleurs, enfin !